mardi 20 mars 2007

Guénon et la notion de "tradition"

Je lis en ce moment mon troisième livre de René Guénon. J'avoue que ma perplexité augmente. Si La crise du monde moderne était manifestement un genre d'écrit polémique, si la critique de la théosophie était manifestement un écrit à charge, je ne pensais pas que l'Introduction à l'étude des doctrines hindoues pourrait être aussi partiellement un pamphlet. Arrivé à presque la moitié du livre, j'hésite à en poursuivre la lecture.

Car Guénon critique toujours et souvent d'une manière longue et détaillée, exhibant une vraie bile contre ceux qui sont, selon lui, dans l'erreur. Pourtant, quoiqu'il puisse ne pas aborder le sujet, derrière les méthodes de Guénon, on retrouve les mêmes méthodes que celles des grands intellectuels français. A l'instar de ses grands ennemis les théosophes, que j'ai déjà mis en cause dans ce blog, son approche doctrinaire et intolérante du monde ne peut masquer qu'il est un enfant du système qu'il critique et qu'il en respecte à la fois l'esprit et la lettre.

Certes, Guénon est probablement plus savant que la plupart de ses collègues orientalistes, probablement parce qu'il a des notions de spiritualité et surtout parce qu'il est ouvert à un certain nombre de connaissances ésotériques. Il semblerait aussi que son intellect soit capable d'envisager que les hommes ne pensent pas partout de la même façon, ce qui est bien. Mais il y a chez lui une intolérance qui souvent va jusqu'à se disperser dans les méandres des critiques mesquines envers ses collègues.

Sa notion même de "tradition" est étrange. Sa théorie de la cassure de la spiritualité occidentale catholique en trois étapes - Renaissance, Réforme et Révolution - a des accents véritables, mais surtout dans l'inconscient collectif français et non chez les gens eux-mêmes. Ainsi, dans son combat contre des fantômes, lutte-t-il contre une classe d'intellectuels bornés, persuadés de toute savoir sur tout, dont malheureusement, il fait partie lui-même, peut-être à l'autre extrémité du spectre. Car, il n'est finalement pas très différent de ceux qu'il critique.

Car, soyons francs : les orientalistes français sont-ils tous aussi navrants qu'aucun d'eux ne trouve grâce à ses yeux ? Fort heureusement, je suis d'un avis contraire. Il y a de la doctrine chez Guénon, du polémiste, de l'agressivité, du mépris, de la prétention.

De plus, sa théorie de la "tradition" en matière de spiritualité a des accents qui me dérangent. En effet, les chemins de la spiritualité sont nombreux et souvent très personnels. N'étant pas Dieu, je ne me risquerai jamais à prétendre les connaître tous. En particulier, il n'y a pas de raisons pour dire qu'il est plus difficile aujourd'hui qu'hier d'atteindre Dieu, cela en raison de la "disparition" en "Occident" d'un "enseignement" de type "traditionnel".

Certes, il est possible qu'un enseignement traditionnel de type spirituel ait pu être rencontré il y a quelques siècles plus facilement qu'aujourd'hui en Occident, mais est-ce vraiment le cas ? De plus, la qualité de cet enseignement était-elle due à la qualité des hommes qui enseignaient ou au contenu de cet enseignement, ou aux deux ? En ésotériste bon teint, Guénon semble évoquer une tradition déshumanisée, une tradition où les individus jouent peu de rôle en eux-mêmes mais ne sont que les vecteurs d'un savoir ésotérique. Je trouve cette conception de la tradition bien étrange car elle ne correspond pas à mon expérience.

La spiritualité, a contrario de l'ésotérisme, passe souvent par la rencontre entre un chercheur et une autre personne. Cette rencontre provoque la magie de faire progresser le chercheur dans son chemin personnel vers Dieu. L'ésotérisme, par son côté intellectuel, favorise la transmission d'un savoir ésotérique au travers d'un maître mais semble diviniser l'objet du savoir et non favoriser l'éclosion intérieure à Dieu, ni forcément faire fructifier la relation entre le chercheur et Dieu. L'ésotérisme n'existe pas en tant que tel dans la voie spirituelle, il n'existe que dans des niveaux de lectures de la même réalité que le chercheur accomplit. Pour les autres, ce savoir subjectif peut devenir ésotérique, mais non pour le chercheur qui ne fait que se modifier intérieurement. Un même savoir n'a pas de valeur s'il ne parle pas au chercheur qui le possède, s'il ne parle pas à son coeur.

Dès que l'on cherche autre chose que Dieu, notamment le savoir "ésotérique" pour ce qu'il est lui-même, on peut en venir aux grandes confusions de Guénon par rapport à l'esprit traditionnel, cet esprit qui n'a manifestement, pour Guénon, que pour but d'acheminer un savoir ésotérique. Or, chercher le savoir ésotérique et ne pas le trouver ou le trouver difficilement peut faire naître des frustrations que l'on projette alors sur le "système" duquel on est issu, sur la société, sur l'histoire, sur les institutions religieuses, responsables de l'échec ou de la difficulté de la quête. A l'instar d'un Sartre, on se sent alors légitimé à accuser "les autres" de la perte du savoir ésotérique, alors que peut-être notre démarche personnelle sur le chemin de Dieu n'était pas correcte.

Il y a là encore une mauvaise hypothèse très occidentale : est-on en droit de demander ce savoir ? Peut-on traiter le savoir sur Dieu de la même façon que n'importe quel type de savoir ? A-t-on en soi le coeur nécessaire pour l'accueillir ? Ce n'est pas évident. Il ne suffit pas de demander pour que Dieu obéisse. Nous ne commandons pas à Dieu. Il y a toujours eu beaucoup de chercheurs et peu d'élus. Or les élus commencent souvent par travailler sur eux-mêmes pour éradiquer leurs mauvais penchants comme la sempiternelle critique des autres. Avec l'ego de Guénon, on peut comprendre qu'il ait bâti une théorie de la destruction du savoir ésotérique. L'aurait-il eu entre les mains, l'aurait-il seulement reconnu comme tel ? En aurait-il fait quelque chose ?

Guénon est donc vraiment un ésotériste et non un homme spirituel. Comme Blavatsky qu'il a fortement critiquée, il emploie des méthodes dures, des critiques violentes, et fait souvent preuve d'une gratuite agressivité dans ses propos, d'un ego monumental soutenu par une intellectualité à toute épreuve.

Je préfère encore et toujours la voie des saints et des prophètes pour mener à Dieu. Ne peuvent parler de Dieu que ceux qui L'ont vraiment fréquenté. Je commence à comprendre maintenant pourquoi l'ésotérisme est si décrié par l'Eglise Catholique et si suspect dans l'islam. Car l'ésotérisme, s'il peut être un moyen, ne doit jamais être un but. L'ésotérisme en tant que but nous mène à l'hérésie, au culte de l'ego, au culte des idoles et à la légitimation de la projection de nos propres défauts sur nos congénères.

8 commentaires:

Anonyme a dit…
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Anonyme a dit…

bonjour

pour info, j'ai vue sur www.baglis.tv une conférence d'une heure très intéressante car hyper-documentée de Michel Butkiewicz sur René Guénon. Voici l'adresse:

http://www.baglis.tv/weblog/fiches/Ren%E9%20Gu%E9non.html

c'est rare de pouvoir entendre des auteurs / conférenciers nous parler calmement et simplement d'un sujet surtout quand c'est auss pointu. Dites-moi ce que vous en pensez.

1001nuits a dit…

Bonjour,

J'avoue avoir été déçu de trouver le contenu de ce site payant, et ainsi, je ne puis pas me prononcer sur le discours de ce monsieur.

Guénon est un grand polémiste qui avait vu et senti des choses. Mais il est aussi part active du système qu'il déplore, notamment au travers de ses méthodes, et de théorie traditionniste, si j'ose dire.

Or, dans les religions elles-mêmes, même si ces dernières comme toute entreprise humaine ont connu maint dévoiements, il reste des voies ouvertes à la spiritualité. Peut-être sont-elles plus cachées aujourd'hui qu'elles ne le furent, mais ce n'est pas si évident que cela.

Dans ce sens, Guénon pour le constat, pourquoi pas ; mais il faut oublier Guénon rapidement pour trouver la voie. Car, nombreux sont ses livres qui défendant la spiritualité, ne font que monter une "façon de lutter" bien peu spirituelle.

1001

Anonyme a dit…

Bonjour,

« Il existe encore actuellement, même en occident, des hommes qui, par leur « constitution intérieure », ne sont pas des « hommes modernes », qui sont capables de comprendre ce qu'est essentiellement la tradition, et qui n'acceptent pas de considérer l'erreur profane comme un fait accompli ; et c'est à ceux-là que nous avons toujours voulu nous adresser exclusivement. » (René Guénon)

Et c’est bien à ceux-là que René Guenon s’adresse et uniquement à ceux là… Qu’il soit donc mal compris, calomnié, déformé est une chose inévitable.

Le haut rang spirituel –Afrad- de René Guenon empêche d’affirmer sa prétention, qui est au contraire humilité et don de soi. La prétention est uniquement dans le regard qu’on lui porte. Comment juger cette œuvre d’une envergure et d’une fonction exceptionnelles comme un vulgaire ouvrage « intellectuel » (selon la définition qu’on lui donne aujourd’hui) ?

Que Dieu pardonne à ses détracteurs car s’attaquer à l’un de Ses Saints n’est pas une vaine affaire.

Un livre à lire : « L’islam et la fonction de René Guenon » de Michel Valsan aux Editions de l’œuvre.

1001nuits a dit…

Bien sûr, je comprends votre point de vue (que je trouve intellectuel), mais au niveau des livres de Guénon, je maintiens ce que j'ai dit. Je trouve ses livres souvent clairvoyants mais jouant le jeu d'une critique qui est structurellement parfaitement occidentale dans sa manière de penser et qui joue le jeu du donneur de leçons.

Je ne suis pas cabale de juger du "rang spirituel" d'une personne que je n'ai pas connue. Je ne pense pas que vous l'ayiez connue non plus et je me méfies des gens qui sortent trop vite le mot "rang" spirituel, comme un argument imparable à toute réflexion. Car pour utiliser ce mot, il faudrait être bien "placé". Et ceux qui sont bien "placés" n'utilisent ce mot qu'avec la plus grande prudence. Je ne dis pas que je suis bien placé, je dis que sur l'échelle de Attar, on peut comprendre que Guénon tient plus dans ses écrits de l'homme moderne ouvert à la spiritualité que du saint.

Je suis désolé mais je ne peux pas mettre sur le même pied Guénon et Rûmî, Ghazâlî, Jilanî, Khâdimû Rassul, al-Alawî, etc.

Si vous le pouvez, faites-le. Et lisez "critiques" car elles peuvent n'en être pas.

1001

Anonyme a dit…

Parfois, pour construire sur un terrain composé de diverses fondations non-solides, il faut les détruire ! On peut penser qu'une partie de l'œuvre de Guénon a eu cette fonction. Comme une grande partie de l'oeuvre de l'Imâm Al-Ghazali-puisque vous le citez-, cela est nécessaire durant les époques de grandes confusions.

L'autre partie s'est donnée pour mission de donner des clés pour de construire des fondements solides.

Il faut rappeler que l'œuvre de Guénon s'adresse principalement aux occidentaux, c'est pour cela que ses écrits on pris la couleur et le langage compréhensibles par ceux à qui il s'adresse.

Si vous êtes vous-même dans une démarche initiatique dans l'une des formes traditionnelles, alors l'oeuvre de Guénon, ne vous est pas forcément destinée. D'autant plus que vous n'avez lu que très partiellement le premier aspect de son œuvre et non la partie -la plus essentielle- où il explique magistralement et donne des aperçus de La Doctrine en prenant pour support l'une des forme traditionnelle.

Vous dites de lui, qu'il use de son égo, qu'il est prétentieux, donneur de leçons...
Or, pour dire de quelqu'un qu'il est prétentieux, il faut être sûr qu'il y ait décalage entre ce que la personne dit, et ce qu'elle est réellement, sinon votre jugement, n'est que prétention...idem pour l'égo. Il semble qu'il est plus profitable d'essayer de comprendre les leçons -dans la mesure de nos capacités- que d'essayer de savoir si on a face un donneur de leçons. :-)

Salaam !

1001nuits a dit…

Bonjour,

Je pense que la comparaison Ghazali-Guénon est hasardeuse et je ne vous rejoindrai pas sur ce point. La délivrance de l'erreur de Ghazali est une réflexion sur la délivrance de ses propres erreurs et le pourquoi des erreurs des autres, mais ce n'est qu'une portion infime de son oeuvre. A l'inverse, c'est une portion majoritaire dans l'oeuvre de Guénon, qui est aussi un polémiste.

La destruction des mauvaises bases n'est d'ailleurs pas une justification. Car, je ne dis pas que Guénon a tort, je dis que sa méthode, la façon dont il le fait me dérange, c'est tout. Je trouve cela négatif et prétentieux dans l'esprit, dans la forme, non sur le fond. Je pense que l'on peut dire les choses autrement. En celà, la forme de Guénon est celle d'un ésotériste et non d'un mystique.

Pour ce qui est du fait que Guénon s'adresse aux Occidentaux, je ne suis pas convaincu. Ghazali s'adressait aux orientaux et il est lisible par des occidentaux. De plus, le fait que Guénon "explique" de manière uniquement intellectuelle me gène. Il est empli de préjugés très occidentaux, eux.

Quant à la rhétorique du miroir qui adresse à celui qui critique la critique elle-même, je ne fais qu'exprimer modestement mon ressenti et ne prétend pas tout résoudre ni détenir la vérité.

1001

ReflexNumerick a dit…

Bonjour,

Pour plus de précisions et éclairer la lecture des ouvrages de René Guénon :

www.avecreneguenon.com

cordialement.